Tandis que les exobiologistes s'interrogent sur la possibilité de découvrir une vie extraterrestre fondée sur le silicium et non sur le carbone, les électroniciens envisagent le chemin inverse.

Pour Igor Lukyanchuk, professeur au département de physique de l'université de Picardie (Amiens), la puissance des ordinateurs pourrait être multipliée par 1 000 grâce au remplacement du silicium par le graphite - une forme cristalline du carbone - pour la fabrication des puces. De quoi améliorer la traduction vocale simultanée ou la compression d'images, par des méthodes plus efficaces mais grandes consommatrices de puissance de calcul.

En 2004, Igor Lukyanchuk, associé au physicien Yakov Kopelevich (Sao Paulo, Brésil), découvre une propriété remarquable : dans le graphite très pur, certains électrons se comportent comme des photons. Il en résulte un phénomène proche de la supraconductivité, cette propriété qu'ont certains matériaux à perdre toute résistance au passage du courant électrique à la température de l'azote liquide (- 196o C). Or, dans le graphite, cette aptitude existe à température ambiante. De quoi le transformer en concurrent du cuivre pour les câbles et autres connexions électriques.

En 2005, une autre découverte ouvre de nouvelles perspectives. Les équipes d'André Geim (université de Manchester) et de Philip Kim (université de Columbia) parviennent à isoler des monocouches de graphite - des feuillets appelés graphène. Un matériau ne possédant que deux dimensions (longueur et largeur), dont l'épaisseur est celle des atomes de graphite, soit quelques angströms (10-10m).

La physique descend ainsi en dessous de l'échelle du nanomètre (10-9m), ouvrant la voie à une toute nouvelle électronique, dans laquelle le carbone pourrait prendre le relais du silicium. L'agence de recherche militaire américaine (Darpa) ne s'y est pas trompée, qui a amorcé un programme de recherche baptisé CERA (Carbon Electronics for RF Application). Avec pour objectif l'obtention d'un film de graphène de 50 mm par 50 mm.

André Geim, lui, a franchi une autre étape , en fabriquant le premier transistor en graphène. Le composant de base des puces électroniques de l'ère du graphite ? Les fabricants de microprocesseurs en silicium, Intel et IBM en tête, sont en tout cas sur le pont. Et Igor Lukyanchuk se réjouit de cette effervescence, qui donne à sa découverte toutes les chances de participer à une véritable révolution.

Michel Alberganti read in pdf

Un Picard dans l'ombre du Nobel
Alors que le prix Nobel de physique a récompensé chercheurs de Manchester, la découverte d'un chercheur amiénois, Igor Lukyanchuk, a été quelque peu mise sous le boisseau.

En janvier 2006, le magazine La Recherche interviewait André Geim, l'un des deux chercheurs d'origine russe de l'Université de Manchester qui ont reçu le 5 octobre dernier le prix Nobel de physique pour leurs travaux sur le graphène.

Ce matériau n'est autre qu'une couche de graphite extrêmement fine, la plus fine qu'il soit possible de séparer puisque son épaisseur est précisément celle des feuillets d'atomes de carbone constituant sa structure cristalline. André Geim, qui dirige le centre de mésoscience et nanotechnologie à l'Université de Manchester, est parvenu avec son équipe à isoler le graphène en 2004 (celui-ci était déjà connu depuis plusieurs décennies) et en a étudié les propriétés électriques en 2005.

Interrogé sur celles-ci dans La Recherche, il évoquait alors l'existence de « pseudo-particules » qui, dans le cas du graphène, « se déplacent à une vitesse 300 fois inférieure à celle de la lumière », ajoutant « qu'elles possèdent une charge électrique, et leur masse est nulle. Un tel comportement ne peut être expliqué que dans le cadre de la théorie de la relativité ». Et d'achever ainsi son propos : « À ma connaissance, aucune autre expérience faite dans un état où la matière est condensée n'avait permis d'observer un comportement " relativiste " ».

Quand Igor Lukyanchuk, professeur au laboratoire de physique de la matière condensée de l'Université de Picardie, a eu connaissance de cet article, il s'est empressé d'écrire à la revue qui fait autorité dans le milieu scientifique français pour opposer un démenti à cette dernière assertion. En effet, travaillant en collaboration avec Yakov Kopelevitch, un chercheur brésilien, dans le cadre d'un programme de coopération du ministère des Affaires étrangères, il avait mis en évidence et démontré, dans une publication parue en 2004, soit un an avant la publication des travaux de l'équipe du professeur Geim, l'existence d'électrons de masse effective nulle (appelés fermions de Dirac) dans le graphite. L'équipe franco-brésilienne avait clairement identifié le phénomène attribué comme une découverte originale du professeur Geim dans l'article de La Recherche.

Un travail avec des centres de recherches renommés

La déception d'Igor Lukyanchuk a été grande de ne jamais obtenir de réponse de la revue, malgré les trois courriers successifs qu'il lui a adressés. S'il reconnaissait qu'il était « indéniable que l'équipe anglaise a apporté des avancées notables dans la production et l'étude des couches minces de graphite», il estimait néanmoins que « l'antériorité des résultats obtenus par une équipe franco-brésilienne dans ce domaine de recherche très pointu » méritait d'être rapportée. Cependant, en juillet 2008, Le Monde rendait justice au chercheur picard en évoquant la propriété remarquable découverte par l'équipe franco-brésilienne, le fait que « dans le graphite très pur, certains électrons se comportent comme des photons ».

L'Université de Picardie Jules-Verne peut donc se réjouir de compter dans ses équipes d'enseignants-chercheurs un membre de la prestigieuse école du célèbre physicien russe Lev Landau, qui, bien que son travail n'ait pas été pleinement reconnu, a anticipé la découverte qui a valu à André Geim et Konstantin Novoselov le prix Nobel de physique 2010.

Auteur à ce jour de 85 articles dans des publications scientifiques de haut niveau, Igor Lukyanchuk est installé en Picardie depuis 2001. Il a choisi de résider dans le Santerre, à Caix (Somme), et apprécie beaucoup de vivre dans un village picard typique, ce qui ne l'empêche pas d'avoir des collaborations suivies avec de nombreux centres de recherches renommés (Cambridge, Silicon Valley, Oak Ridge, Campinas) grâce aux moyens de communication modernes. Toutefois, il ne manque jamais de retourner en Ukraine, son pays natal, pour revoir sa mère, Éléna, qui réside à Kiev. Celle-ci a décidé d'apprendre le français, et vient juste de découvrir la Picardie. Une visite qui n'a pas manqué de l'enchanter.

CLAUDE TRÉMER

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